L’ ELOGE DU FER :
De tout ce que j’ai fait et présenté, je pense que c’est le fer le plus incompris de tous les produits.
Or, l’élégance ne naît jamais uniquement d’un bon design, elle naît aussi du travail du fer et cet aspect semble totalement méconnu.
Car il y a le fer qui est plié et coupé, c’est celui qu’on voit partout, mais il y aussi le fer qui est chauffé au rouge pour pouvoir
le former, l’amincir, lui donner des élans qui le font soudain rejoindre le monde végétal… et ce n’est ni le même travail,
ni le même résultat. Comprenez-moi, en ce qui concerne le fer je suis née difficile parce que je suis née à Bruxelles,
la ville de Victor Horta, où non seulement les savants enroulements de fer créés par le maître font forcément partie
de mes images fondatrices, mais aussi où l’Art Nouveau à déployé tant d’exemples
plus modestes mais néanmoins charmants au détour de rues anodines.
Alors, je ne prends pas les merles pour des grives, ni les vessies pour des lanternes,
et je veux clamer haut et fort qu’il y a fer et fer.
Extrait de « Avant-propos » fascicule 4 du livre
“By Agnès Emery Par Agnès Emery”
En septembre 1995, je suis arrivée pour la première fois au Maroc, à Marrakech.
C’était, quand j’y pense bien, autant le hasard que la nécessité qui m’y avaient poussée et je n’avais pas l’intention de m’y éterniser.
Mais voilà qu’à chaque coin de rue j’avais devant moi la matérialisation de ce que je croyais devenu impossible, un artisanat vivant
intégré dans le tissu économique de la ville. Et, en plus, le « vrai » travail du fer forgé !
Il faut dire que mes racines autant que ma formation m’avaient dirigée en ce sens. Comme beaucoup d’architectes belges,
j’ai toujours rêvé de « l’œuvre totale » dont le modèle nous était imposé par Victor Horta dessinant le moindre détail
d’un bâtiment … jusqu’à la clenche de porte. Une légende dont Bruxelles offre tellement d’exemples, y compris
dans des formes beaucoup moins brillantes. Il y a de quoi nourrir largement un imaginaire bruxellois ordinaire,
mais il y a aussi hélas de quoi nourrir une culture du fer forgé qui rend le regard aiguisé.
Aussi, au fil d’expériences décevantes et/ou coûteuses, j’avais fini par reléguer ce rêve au rayon nostalgie.
Or, là, dans la double chaleur du soleil et de la forge, je voyais bien le fer devenir rouge, se faire battre avec force
pour renaître en courbes nerveuses délicatement amincies à l’extrémité, comme me l’avaient appris à voir es maîtres de l’Art nouveau,
tout autant que la structure des plantes dont ils s’étaient d’ailleurs inspirés.
Il ne fallait plus que la rencontre déterminante avec le forgeron qui réalise mes dessins, et son fils ensuite qui lui a succédé
(car dans ce cas-là la transmission a bien a eu lieu). Étrange démarche à laquelle l’architecture m’avait pourtant préparée,
que de devoir passer par le ou les interprètes, comme un compositeur de musique qui ne joue pas ses compositions.
Parfois frustrant, toujours un exercice d’humilité, et cela que l’objet soit finalement moins bien que l’idée … ou mieux,
ce qui arrive assez souvent. Un exercice difficile dans le cas d’un artisan traditionnel qui cherche à exécuter au mieux un modèle
généralement copié de modèles existants et qui se demande pourquoi une imperfection est acceptée comme un supplément d’âme à l’objet,
et l’autre non. Et il devient important de lui faire exprimer ce qu’il a tendance à censurer ou gommer : la brutalité, la sauvagerie
du procédé dans le cas du fer forgé, sans que ça devienne un procédé esthétique artificiel.
De ce ménage improbable à deux têtes, deux cultures et quatre mains naît un objet que ni l’un ni l’autre n’aurait pu faire seul.
Extrait de « Avant-propos » fascicule 4 du livre
“By Agnès Emery Par Agnès Emery”